Un habitat de tourbière pour les éléphants sauvages à Sumatra, Indonésie. Faizal Abdul Aziz, CIFOR

Les tourbières boisées : la question des plantations d’arbres dans les marais et marécages n’est pas tranchée

Ces écosystèmes délicats peuvent stocker des masses colossales de carbone, mais uniquement avec les bonnes essences d'arbres
08 octobre 2020

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Ceci est un épisode de la série proposée par Landscape News, Forêts oubliées.

Les tourbières d’Écosse se sont invitées malgré elles au cœur des débats de l’une des grandes questions d’environnementalisme actuelle : planter des arbres est-il toujours une bonne chose ?

Le Flow Country est une région écossaise de 400 000 hectares composée de tourbières, de montagnes et de straths (larges vallées où coule une rivière) étendue sur les deux circonscriptions les plus septentrionales du pays, Caithness et Sutherland. Ce paysage précieux est aujourd’hui proposé au patrimoine mondial, tant pour sa beauté que pour les bénéfices qu’il fournit (lire sur ce point plus loin).

Ces terres molles aux eaux sombres, dont la couleur vient des débris en décomposition appelés tourbe, accueillent entre autres des oiseaux qui nichent au sol comme le courlieu cendré (Numenius arquata), le chevalier aboyeur (Tringa nebularia) et le bécasseau brunette (Calidris alpine), ainsi que des mammifères tels que le cerf (Cervus elaphus) et la loutre (Lutra lutra). Le sol grumeleux et gorgé d’eau est parsemé de roseaux et sillonné de sphaignes des marais d’un vert éclatant.

« C’est l’un des derniers espaces véritablement sauvages de Grande Bretagne et aussi l’une des plus grandes surfaces marécageuses de la région », indique Tom Sloan, scientifique à l’université de York.

Les tourbières sont un type d’écosystème des zones humides dont le sol est presque entièrement constitué de matières végétales mortes et en décomposition qui se dégradent lentement tout au long de l’année dans des environnements saturés d’eau. Présentes dans presque tous les pays, elles couvrent environ 3 % de la surface terrestre totale. Habitat d’une biodiversité riche et unique, elles affichent également des performances phénoménales en matière de séquestration de carbone, stockant deux fois plus de carbone que l’ensemble des forêts mondiales.

Toutefois, ces écosystèmes bourbeux et difficiles d’accès pâtissent souvent d’une mauvaise image, et les marais du Flow Country ne font pas exception. « Quand on lit les descriptions qui en ont été faites au 18e et 19e siècles, elles sont toutes assez lugubres », commente T. Sloan. « La tendance était alors de considérer ses environnements comme stériles et peu productifs. » Dans une lettre adressée au célèbre écrivain écossais Walter Scott au début des années 1800, le géologue John MacCulloch dépeint les tourbières comme hideuses, interminables… un désert de noirceur et de solitude et de mort… partout, le moindre brin d’herbe est étouffé par les tiges noires, noires et boueuses des joncs, ainsi que par la montée d’une mélancolie jaune provoquée par les marais.

Le Moine House se trouve au milieu de la lande de bruyère et des tourbières du Scottish Flow Country. A. Hay, The Flow Country
Le Moine House se trouve au milieu de la lande de bruyère et des tourbières du Scottish Flow Country. A. Hay, The Flow Country

Dans ce contexte, on peut facilement imaginer qu’au moment où le gouvernement britannique a proposé des mesures d’incitations fiscales nationales dans les années 1970 et 1980 pour stimuler la production de bois d’œuvre et augmenter le couvert boisé, les tourbières sans valeur et soi-disant non productives de Flow Country étaient un candidat tout trouvé. Des conifères exotiques, surtout du pin tordu (Pinus contorta) et de l’épicéa de sitka (Picea sitchensis) ont alors été plantés sur près de 17 pour cent de la région.

L’endroit est loin d’être idéal pour ces types d’essence. « Les arbres qui y sont plantés ne sont pas de grande qualité », fait remarquer T. Sloan, « dans tous les cas, ils ne vont pas produire un bois très intéressant d’un point de vue commercial à cause des conditions humides dans lesquelles ils doivent pousser. » Les mesures n’apportaient par ailleurs aucune consigne quant à la qualité des sols, et nombre des investisseurs de la Flow Country étaient des personnes riches qui cherchaient plus à réduire leurs impôts qu’à investir dans des projets forestiers rentables et durables.

Aujourd’hui, les scientifiques et les responsables de communautés s’inspirent de cet exemple pour en tirer des enseignements. « Par bien des aspects, les intentions étaient très bonnes », poursuit T. Sloan, « mais la méthode appliquée a entraîné des conséquences inattendues. »

À l’origine, les environnementalistes visaient des méthodes favorisant la biodiversité. Pour augmenter les chances de survie de la plantation dans ces marais engorgés, la tourbe fut drainée puis labourée pour créer des buttes sèches où les racines des arbres resteraient hors de l’eau. Cette action a détruit l’habitat de nombreuses espèces clés, notamment des oiseaux caractéristiques des marais nichant à même le sol, qui sont alors devenus les proies des renards roux [Vulpes vulpes], des corneilles mantelées [Corvus cornix] et des martes des pins [Martes martes] à mesure que le couvert forestier progressait.

L'élevage de moutons dans les tourbières du Scottish Flow Country. A. Hay, The Flow Country
L’élevage de moutons dans les tourbières du Scottish Flow Country. A. Hay, The Flow Country

Les scientifiques comme T. Sloan étudient aujourd’hui les résultats de ces plantations en termes de stockage de carbone. Avec ses collègues, il a observé que là où la nappe d’eau avait été baissée à des fins forestières, la tourbe avait commencé à se tasser, se condenser et à s’oxyder, libérant de ce fait du carbone dans l’atmosphère.« Maintenant, la question est de savoir si cette émission est compensée par le carbone séquestré dans la biomasse du bois », ajoute T. Sloan. « Mais nos recherches tendent à montrer que ce n’est probablement pas le cas – la perte reste nette. » Qui plus est, ce bois de mauvaise qualité récolté dans les Flows est en grande partie destiné à servir de combustible. « Du coup, même le carbone stocké dans ces arbres retournera dans l’atmosphère assez rapidement », conclut-il.

Ailleurs, certaines tourbières basses (des bas marais) de Finlande par exemple, produisent du bois de très bonne qualité en grandes quantités, avec peu de perturbations, destiné à être « emprisonné » dans du mobilier et des constructions pendant plusieurs centaines d’année. Dans ce cas, le résultat de ce type de foresterie est positif net du point de vue du bilan carbone. « Il est généralement admis que planter des arbres constitue une action extrêmement bénéfique », commente T. Sloan. « Mais dans ces milieux spécifiques [des Flows], il apparaît que ce n’est pas forcément le cas. Ces conséquences imprévues sont le fruit d’une politique dont les intentions étaient louables, mais à laquelle il aurait fallu réfléchir davantage. »

Toutes ses données servent d’étude de cas pour alimenter les débats grandissants sur l’efficacité des plantations d’arbres qui s’imposent de plus en plus à l’ordre du jour  comme l’une des actions phares de la lutte contre le changement climatique. Aux quatre coins du monde, des responsables politiques et des chefs d’entreprise ont pris la tête d’un mouvement ambitieux, depuis quelques années, en s’engageant à planter des millions, des milliards et des milliers de milliards d’arbres. Alors que la Décennie des Nations Unies pour la restauration des écosystèmess’apprête à démarrer en 2021, les plantations d’arbres remontent dans les priorités de nombreuses instances nationales et internationales.

Les jardins d'hévéas dans les tourbières indonésiennes fournissent des moyens de subsistance aux communautés locales. Rifky, CIFOR
Les jardins d’hévéas dans les tourbières indonésiennes fournissent des moyens de subsistance aux communautés locales. Rifky, CIFOR

Par un surprenant hasard (peut-être un témoignage adressé au petit cercle de la science turficole), il se trouve que Daniel Murdiyarso, expert scientifique principal au Centre de recherche forestière internationale (CIFOR), a eu un petit rôle à jouer dans le projet de boisement de la tourbière du Flow Country. Aujourd’hui l’un des plus éminents spécialistes des tourbières dans son pays d’origine, l’Indonésie, D. Murdiyarso a passé son doctorat à l’Université de Reading dans les années 1980. Entre autres mission, il devait tester les différentes origines de pins tordus pour trouver celui qui se développerait le mieux dans les Flow. Les retombées désastreuses du projet lui sont alors nettement apparues en 2019, alors qu’il participait à une conférence du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] à Édimbourg. « Nous sommes allés sur le terrain visiter quelques-unes de ces plantations », se souvient-il, « et les forêts là-bas étaient pitoyables ! »

On estime la superficie des tourbières indonésiennes à 22,5 millions d’hectares, et D. Murdiyarso s’efforce de convaincre les administrateurs de ces tourbières d’éviter les mêmes écueils. Avec ses collègues, il encourage les forestiers à planter des arbres endémiques plutôt que des essences exotiques, et de choisir une diversité d’espèces plutôt que des monocultures. Il rappelle aussi l’importance de sélectionner autant que possible des espèces adaptées aux niveaux d’eau élevés de ces écosystèmes – par exemple le sagoutier aux feuilles pointues [Metroxylon sagu], une culture d’exportation importante ainsi qu’une source d’amidon, denrée de base locale.

Compte tenu de la valeur des tourbières sur les plans de la séquestration de carbone et de la biodiversité, il pourrait être aussi intéressant de tout simplement les laisser tranquilles. Mais D. Murdiyarso souligne l’importance cruciale d’établir un cadre légal clair prévoyant de préserver l’accès aux communautés et de protéger ces milieux de tout empiétement. « Il est essentiel d’en faire des aires protégées clairement définies, sans pour autant devoir les clôturer », ajoute-t-il. « Il faut que les populations puissent les utiliser, et en tirer des bénéfices, sans les posséder. C’est là qu’est la difficulté. »

G. Dargie avec deux assistants de terrain dans les tourbières de la Cuvette Centrale. Simon Lewis
G. Dargie avec deux assistants de terrain dans les tourbières de la Cuvette Centrale. Simon Lewis

Dans le bassin du Congo, qui abrite le plus vaste complexe de tourbières tropicales du monde – la Cuvette Centrale – le fragile équilibre entre protection et exploitation est particulièrement précaire. Les forêts de marécages tourbeux qui s’y trouvent sont extrêmement isolées et encore relativement intactes à l’heure actuelle. « Il s’agit d’observer les dégradations en cours dans des endroits comme l’Indonésie et d’essayer d’éviter qu’elles ne se reproduisent ici », commente Greta Dargie, scientifique à l’université de Leeds et l’un des premiers chercheurs à avoir cartographié la Cuvette Centrale lors d’une étude historique menée en 2017.

Actuellement, la plus grande menace qui pèse sur ces tourbières est l’exploration d’hydrocarbures, qui pourrait entraîner l’assèchement et la percée de forages à l’intérieur ou autour du complexe, ce qui aurait des conséquences désastreuses sur la résilience et les capacités de stockage du carbone de ces écosystèmes. « Les deux gouvernements concernés [République du Congo et République démocratique du Congo] ont assuré vouloir protéger les tourbières et prévenir leur dégradation », poursuit G. Dargie. « Mais évidemment, dans chaque pays se trouvent différents groupes, qui portent différentes idées sur l’avenir de leur nation ». « À ce stade, est difficile d’anticiper les priorités qui seront fixées : préserver les tourbières, ou tirer des gains économiques potentiels provenant d’autres pistes de développement. »

D’après G. Dargie, il est possible que la chute des prix du pétrole, la pandémie de COVID-19 et le manque d’infrastructures dans la Cuvette Centrale freinent, au moins un temps, ces ambitions extractives. En attendant, les scientifiques, des frissonnants Highlands écossais aux brumeuses forêts tropicales du Congo, continueront leur mission au milieu de la boue et des moucherons pour découvrir, évaluer et communiquer sur ce que ces écosystèmes étranges, riches et délicats ont à offrir, tant qu’ils sont encore suffisamment indemnes pour le faire. Il reste aussi encore à découvrir les plantes susceptibles d’être cultivées dans les tourbières, propices à la fois à la restauration et au maintien de la sécurité alimentaire et des moyens de subsistance, sans détruire l’équilibre subtil entre l’eau et le sol, ni perdre dans la foulée les précieuses capacités de séquestration de carbone de ces sites.

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