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En 1994, les chercheurs ont découvert deux chimpanzés morts dans le parc national de Taï en Côte d’Ivoire où se trouve la plus vaste forêt tropicale humide d’Afrique de l’Ouest. Les autopsies de ces primates ont révélé des signes d’hémorragie semblables à ceux trouvés chez les humains lors d’épisodes du virus Ebola observés quelques décennies plus tôt au Zaïre et au Soudan. Et en effet, des examens approfondis ont permis d’identifier du virus Ebola de la forêt de Taï, l’une des cinq souches du virus responsable de la maladie. Une chercheuse travaillant dans le parc a d’ailleurs contracté la maladie au cours de cette période.
C’est l’un des nombreux cas de zoonose, c’est-à-dire de maladie transmise de l’animal à l’être humain. Les zoonoses se transmettent par contact direct ou indirect avec un individu infecté, en absorbant de l’eau ou des aliments contaminés, ou bien par l’intermédiaire d’un vecteur (par exemple, une morsure de moustique porteur de la maladie).
La transmission à l’être humain constitue le sujet de la plupart des articles qui paraissent dans le monde sur les zoonoses, lesquelles comptent entre autres le virus du Nil occidental, la rage et la maladie de Lyme. À l’inverse, dans la communauté scientifique, certaines équipes de zoologues s’intéressent à la transmission à l’animal sauvage par l’humain, aussi appelée zooanthroponose ou anthroponose.
Dans la crise actuelle du COVID-19, des primatologues ont tiré la sonnette d’alarme à propos des risques de transmission du SARS-CoV-2, virus responsable du COVID-19 ou maladie à coronavirus, de l’humain à certaines espèces de primates, petits ou grands singes. Étant donné que les grands singes hominidés restant à l’état sauvage (bonobos, gorilles de l’Est et de l’Ouest, orangs-outans et chimpanzés) figurent parmi les espèces les plus menacées de la planète, leur devenir est particulièrement préoccupant.
« Ce genre d’épidémie peut vraiment dévaster les populations de primates », déclare Amanda Melin, anthropologue biologiste qui dirige le laboratoire de recherche sur la génomique et l’écologie des primates de l’Université de Calgary. « Voilà un exemple illustratif des risques que nous posons aux animaux de la planète. »
Jusqu’ici, aucun test de grand singe sauvage ne s’est révélé positif au COVID-19, mais en cas de transmission, la mortalité serait certainement élevée.
« Je n’ai jamais participé à une étude aussi rapide », indique A. Melin à propos d’une étude qui vise à mieux cerner les espèces de primates non humains les plus menacées et qu’elle a codirigée avec Mareike Janiak, post-doctorante en anthropologie moléculaire, et James Higham, primatologue spécialiste de la biologie évolutive à l’Université de New York. L’étude a été réalisée en sept jours environ au début du mois d’avril et mise rapidement en ligne sur un serveur de prépublication en raison de l’intérêt de ses résultats compte tenu de l’urgence de la situation, car ils portent sur le facteur génétique dans le déclenchement de la maladie COVID-19 par l’agent pathogène SARS-CoV-2.
Pour qu’un virus s’installe sur un hôte, les protéines de sa surface doivent se lier à certaines protéines présentes sur la surface des cellules de cet hôte. Dès que la protéine de l’agent pathogène a trouvé la protéine cellulaire qui lui correspond, appelée « récepteur », cet agent pathogène peut pénétrer dans la cellule et déclencher la maladie. Les agents pathogènes des coronavirus – pas seulement celui du COVID-19, mais ceux d’autres coronavirus également – présentent en surface des protéines en forme de spicule.
« Si la protéine du virus ne trouve pas d’endroit où se fixer, alors il n’y a pas de risque d’infection », explique simplement A. Melin.
Ce sont les gènes qui déterminent la formation des protéines dans les cellules. L’étude d’Amanda Melin examine le séquençage du gène ACE2, qui code pour la protéine cellulaire (le récepteur ACE2) de liaison à l’agent pathogène du SARS-CoV-2. Ces récepteurs se trouvent dans le tissu endothélial de l’organisme présent notamment dans les poumons, d’où les problèmes respiratoires dus à la maladie.
Comme c’est le cas concernant la plupart des formes de vie, moins il y a de diversité, moins il y aura de résilience face aux agressions, et il en va de même pour la prédisposition génétique au COVID-19.
Les protéines sont constituées d’acides aminés. L’ADN des gènes peut avoir une séquence variable et les variantes d’un gène codent la séquence en acides aminés d’une protéine donnée (récepteur). Il est plus difficile pour un agent pathogène de s’installer quand les récepteurs présentent plusieurs séquences.
Ceci étant dit, considérons maintenant cette affirmation figurant dans l’étude d’Amanda Melin : « Ici, nous savons que tous les grands singes (chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans) et tous les petits singes africains et asiatiques présentent un ensemble de 12 acides aminés identique au gène humain ACE2. »
En d’autres termes, avec bon nombre de nos cousins primates, nous sommes dans le même bateau parce que nos gènes ACE2 et nos récepteurs se ressemblent beaucoup, et qu’il est facile pour l’agent pathogène SARS-CoV-2 de s’attaquer à nos cellules.
L’un des résultats intéressants de cette étude est que les petits singes américains, comme certains tarsiens, lémuriens et lorisidés, présentent plus de diversité du gène ACE2, ce qui laisse penser que de nombreuses espèces risquent sans doute peu d’être des hôtes susceptibles. Cependant, A. Melin prévient : « Il y a de fortes chances que certaines espèces de lémuriens soient des hôtes susceptibles, ce qui est inquiétant puisqu’ils comptent parmi les primates les plus menacés. »
Les chauves-souris, bien connues comme hôtes et propagatrices des coronavirus, présentent une diversité exceptionnelle du gène ACE2. « Parmi les quelques espèces de chauves-souris que nous avons étudiées, nous avons observé une grande diversité génétique, équivalente à celle de tous les autres mammifères examinés », indique A. Melin.
« Il est facile d’imaginer que, comme nous sommes très proches des primates non humains, nous devrions être prudents avec les maladies. Sachant qu’ils vivent exactement sur les mêmes sites que nous et qu’ils doivent être des hôtes susceptibles autant que nous, quand on voit les ravages du virus sur la population humaine, il y a de quoi s’inquiéter… »
À la fin de l’année 2016 et au début de 2017, des symptômes évocateurs du rhume ont été détectés chez des chimpanzés de la forêt de Taï. Les chercheurs ont découvert que cette maladie, bien que non mortelle, était un coronavirus transmis aux chimpanzés par des humains, sans doute des braconniers.
« Comme à Gombe, la maladie est le premier péril pour la conservation des chimpanzés à Taï », fait savoir Thomas Gillespie qui, dans le cadre de ses travaux sur les grands singes sauvages d’Afrique, pilote le Projet sur la bonne santé de l’écosystème de Gombe, en plus de la direction du Gillespie Lab à l’Emory University. « À cause de cela, nous sommes toujours vigilants face au risque de maladie véhiculée par les personnes. Il y a une dizaine d’années, la colonie de Taï a souffert d’une grave épidémie d’infection respiratoire qui a décimé tous les jeunes chimpanzés.
Les signes caractéristiques du COVID-19 sont sans doute les mêmes pour les humains et les primates non humains, c’est-à-dire une toux sèche et de la fièvre.
« Nous nous attendons à voir des symptômes ressemblant à ceux de l’homme, voire même en plus grave. Lors d’une infection de macaques en laboratoire, la progression de la maladie était semblable à ce que nous constatons chez les humains », précise T. Gillespie.
Compte tenu des bonnes pratiques de la conservation de la faune sauvage, surtout des grands singes sauvages, qui exigent d’éviter les contacts avec les humains, c’est la technologie qui vient au secours des chercheurs à la recherche de symptômes et leur permet de rester cachés et à distance pour examiner les animaux. Des thermomètres laser sont utilisés pour déterminer la température du corps à partir de matières fécales dès la défécation. Le sang ingéré par des moustiques est testé pour vérifier la présence d’agents pathogènes circulant entre eux et les animaux. Les mouches à viande, qui se repaissent de cadavres d’animaux, peuvent aussi nous informer sur la mortalité.
« Les gorilles de la rivière Cross, par exemple – nous ne les voyons jamais parce qu’ils se cachent », dit T. Gillespie de cette espèce en danger critique. D’après les estimations, il n’en reste que 200 ou 300 qui occupent une zone à la frontière du Nigéria et du Cameroun. « Mais les mouches arriveront toujours à les trouver. Elles nous diront s’il y a un pic de mortalité. Et cela peut nous alerter sur des problèmes potentiels. »
Si l’on découvrait le COVID-19 chez les grands singes sauvages dans la nature, ce serait une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est qu’il n’est pas possible d’envisager de les mettre en quarantaine. À cause de la dynamique de groupe, on ne peut pas soustraire un individu à sa communauté. « Ils ne réagissent pas bien… Et cela se passe mal », explique T. Gillespie. La probabilité de la propagation d’un virus à tout un groupe à partir d’un seul animal infecté est donc très élevée.
« Et une fois qu’un animal sauvage a quitté la nature, ajoute-t-il, sa réintroduction est extrêmement risquée, car il se peut que nous l’ayons exposé à d’autres agents pathogènes dans le refuge.
Pour ces raisons, nous ne pouvons pas envisager d’anesthésier les individus à distance et de les enlever de leur groupe pour les mettre en quarantaine. Notre seule solution est de les empêcher d’être infectés. C’est capital. »
T. Gillespie s’attend néanmoins à voir le virus toucher au moins quelques populations de grands singes sauvages. Il est maintenant indispensable de comprendre comment il est susceptible de se propager entre les espèces, en fonction des contacts, ainsi que du comportement et de l’écologie des grands singes. Par exemple, en certains endroits, des grands singes habitués à l’homme peuvent être exposés au SARS-CoV-2, mais ils ne seront jamais en contact avec des grands singes totalement sauvages. En d’autres lieux, la situation pourra être différente.
Et ailleurs encore, les petits singes qui partagent l’habitat des grands singes (babouins et vervets en Afrique, macaques en Asie) sont susceptibles de propager le virus dans des populations d’hominidés, ou de servir d’intermédiaires en leur transmettant la maladie d’un humain.
« C’est un sujet sur lequel nous travaillons activement », poursuit T. Gillespie, qui anime également une équipe consacrée à la modélisation de sites d’Afrique et d’Asie pour guider, en fonction de la localisation, les bonnes pratiques en matière de conservation des grands singes pendant la pandémie. « Nous modélisons les différentes espèces de grands singes en tenant compte de variables telles que la démographie, l’écologie comportementale et la proximité avec les humains et d’autres espèces pouvant être des hôtes susceptibles. Tout cela peut influer sur la dynamique de la transmission aux grands singes sauvages. »
Dans de nombreuses aires protégées abritant des grands singes sauvages, des mesures de confinement spécifiques ont rapidement été mises en place : arrêt du tourisme, de l’exploitation forestière et des opérations minières, et tests massifs du personnel et des chercheurs.
L’une des principales actions de protection est actuellement dirigée par deux instances de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature : le Groupe de spécialistes des primates et le Groupe de spécialistes de la santé de la faune. Début mars, ces deux groupes ont publié une déclaration commune exposant les mesures de prévention des risques pouvant être prises par les humains pour éviter la contamination des grands singes sauvages : désinfection des chaussures, port de masques chirurgicaux, quarantaine pour les voyageurs de l’étranger et départ immédiat d’une zone en cas de toux ou d’éternuement, avec interdiction d’y retourner.
Mais les mesures actuelles peuvent priver de moyens de subsistance les communautés locales qui dépendent de l’exploitation des forêts. Pour éviter cette situation, l’UICN a créé un groupe de travail, dont fait partie Thomas Gillespie, qui explore les impacts du COVID-19 sur les zones où la faune sauvage et les communautés dépendent des mêmes écosystèmes qu’ils se partagent. Dans le cadre de cette action, des fonds ont été distribués aux communautés pour leur éviter de se retrouver forcées de s’en prendre à la faune sauvage.
Avec les études d’Amanda Melin et de Thomas Gillespie, entre autres, ces acteurs de la conservation disposent d’outils cruciaux pour savoir où il convient d’affecter des ressources, et en définir les modalités, afin de protéger des espèces très vulnérables face à cette maladie. Ces études sont aussi utiles aux décideurs et aux responsables des orientations politiques grâce aux données sur la vulnérabilité de ces espèces.
Même si le pic de la pandémie est passé, il ne faut pas baisser la garde. Elle ajoute : « Les chercheurs comme nous qui observent les primates doivent absolument faire attention à respecter les distances et la mesure de quarantaine, comme à systématiser les bonnes pratiques lorsque nous sommes à proximité de ces animaux. Sur un plan plus général, j’espère que nous parviendrons à ralentir puis à stopper le trafic de faune sauvage, ce qui pourrait éviter d’autres épidémies à l’avenir. »
Pour conclure, elle nous invite à réfléchir : « Quel sentiment aurons-nous collectivement si nous sommes responsables de l’extermination rapide de ces espèces de la Terre ? »
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